Le bruit des trains éveillait en Dik le souvenir mélancolique de la maison. Quand il ne partait pas en patrouille, le soir, il tendait l’oreille à leur passage. Parfois, si le vent des montagnes s’était momentanément apaisé, le tambourinage rythmique des roues lui parvenait alors que le convoi se trouvait encore à bonne distance de la gare ; et, quelle que fût la force du vent, il entendait toujours l’explosion de vapeur signalant l’arrivée du convoi et le cri de sifflet marquant son départ. Dik évoquait alors ses parents, la demeure de Jethra où il avait grandi, son école, ses amis, les bonheurs banals de son enfance, passée depuis moins d’un an mais si lointaine qu’elle en était hors d’atteinte. La ligne de chemin de fer était son seul lien avec cette époque révolue. Une fois son service terminé, il quitterait la frontière désolée, paralysée par la neige, exactement comme il y était venu : dans un train de nuit.

Quelque temps plus tôt, feignant de n’avoir pas changé d’un iota malgré la conscription et l’entraînement militaire, il avait réussi à élaborer un fragment de poème sur le sujet, mais le résultat lui avait paru assez insatisfaisant pour mériter une destruction rapide. Telle avait été sa seule tentative d’écriture depuis sa nomination dans la Police frontalière. Cet échec le dissuaderait sans doute de recommencer, du moins avant sa mutation à un poste moins pénible.

Ces deux dernières semaines, il avait guetté le train avec plus d’attention encore parce que la visite de Moylita Kaine, la romancière, approchait. Il se cramponnait à l’impression irrationnelle que le convoi ferait un bruit particulier pour la simple raison qu’elle se trouverait à bord, mais il ne savait trop en quoi consisterait la différence. L’arrivée de l’écrivaine dans ce trou perdu lui fut cependant révélée d’une tout autre manière.

En quittant la cantine, un soir, une demi-heure avant l’entrée en gare du train, il vit plusieurs limousines de bourgeois garées dans le centre du village, alignées devant l’hôtel du civisme. Les moteurs tournaient au ralenti ; les chauffeurs attendaient sur leurs sièges. Dik les dépassa lentement, à pied, de l’autre côté de la rue, dans l’odeur de l’essence et les doux battements rythmiques des pots d’échappement. Des nuages de vapeur blanche s’élevaient autour des véhicules, teintés par la clarté des éclairages ornementaux cloués à l’avant-toit de l’édifice.

Les grandes doubles portes s’ouvrirent, laissant tomber un large rayon de lumière orangée sur les carrosseries polies et la neige piétinée. Dik, les épaules voûtées, poursuivit son laborieux chemin vers la caserne de la police. Derrière lui, les bourgeois quittaient l’hôtel du civisme, les portières claquaient. Quelques instants plus tard, les voitures le dépassaient en un lent convoi puis quittaient la rue du village pour le chemin étroit menant à la gare, située plus bas dans la vallée aux flancs escarpés. Alors seulement il devina les raisons de l’expédition. En arrivant aux baraquements, il s’immobilisa, l’oreille tendue. D’après les horaires normaux des trains, il était encore trop tôt ; d’ailleurs, le vent soufflant de la mauvaise direction, il serait impossible d’entendre les roues au loin.

Dik parcourut le corridor du bâtiment surchauffé sans prêter attention à sa chambre et ressortit sur le balcon. Il n’avait pas neigé ce jour-là. Ses empreintes de pas gelées de la nuit précédente aboutissaient au coin du balcon, où elles se perdaient dans un chaos de piétinement. Il gagna le même endroit, les mains au fond des poches de sa grande capote. Bientôt, il tapait des pieds pour se réchauffer.

La rue étroite menant au centre du village lui apparaissait tout entière, mais hormis les lumières colorées festonnant l’extérieur des plus grands bâtiments, la majorité des fenêtres demeurait obscure ; le bourg semblait désert. Du bar installé dans la cave de la caserne montait le son de l’accordéon, accompagné de voix et de rires avinés.

En regardant dans la direction opposée, par-delà les toits pointus des maisons les plus excentrées, Dik devinait sur fond de ciel étoilé les contours sombres des montagnes dominant le village depuis l’autre côté de la grande vallée glaciaire. Un quartier de lune révélait la tache noire de la forêt de pins cramponnée aux pentes gelées. Sur la crête nord, des centaines de mètres au-dessus de la bourgade, se dressait le mur frontalier qui protégeait la cuvette et les routes de la mer. Il était invisible des maisons, surtout la nuit, mais lorsqu’on y patrouillait, on avait une vue magnifique sur la vallée et les montagnes environnantes.

Dik attendit en tapant des pieds, frissonnant, jusqu’à ce qu’enfin lui parvînt le bruit du jet de vapeur qui résonna dans le vent glacial ; le jeune homme eut un pincement au cœur, un sentiment à présent familier, celui du mal du pays.

Il rentra aussitôt puis alla retrouver une partie de son équipe dans une salle commune, près du bar. La plupart de ses collègues, comme lui trop désargentés pour se payer à boire, passaient leurs soirées à se vanter, à s’asticoter mutuellement, à ajouter au vacarme pour éviter de penser à ce qu’ils faisaient là-haut, sur la frontière. Ce soir-là, l’un d’eux avait apporté une bouteille d’eau-de-vie maison qu’ils se partageaient en la vidant le plus lentement possible, sirotant un peu d’alcool avant de s’essuyer la bouche du dos de la main en un geste extravagant. Dik ne tarda pas à brailler et à rire avec les autres.

Au bout d’un moment, l’un des conscrits les plus proches de la fenêtre poussa un cri puis fit signe de s’approcher à ses camarades, qui s’agglutinèrent autour de lui. Dik aussi regarda par la traînée dessinée dans l’épaisse pellicule de buée ; le convoi de limousines revenait de la gare, moteurs puissants presque silencieux, pneus renflés écrasant en douceur la neige compacte.

 

L’avis de conscription du jeune homme lui était parvenu au moment où il allait entrer à l’université, ce qui faisait de lui un cas limite. Après quelques jours d’angoisse, il avait appris avec soulagement que son cursus lui valait trois ans de sursis, délai dont, comme tous les adolescents dans le même cas, il s’était sur l’instant estimé heureux : ses études terminées, peut-être la situation politique se serait-elle améliorée. Malheureusement pour lui, l’arrivée de ses papiers avait plus ou moins coïncidé avec le début d’une vague d’attaques aériennes et de bombardements sur les secteurs industriels de la capitale, Jethra, suivie quelques semaines plus tard d’une tentative d’invasion de l’est du pays. Partout, les jeunes de son âge s’engageaient, y compris ceux qui s’étaient vu proposer un sursis. Dik avait résisté aussi longtemps que sa conscience le lui avait permis avant de se porter enfin volontaire.

Il comptait alors devenir professeur de lettres modernes à l’université de Jethra, décision directement inspirée par l’œuvre de Moylita Kaine. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours lu de la fiction et de la poésie ; il avait lui-même écrit des poèmes, mais un livre bien particulier – L’Affirmation[1], un long roman de plus de mille pages – l’avait tellement impressionné que sa lecture lui apparaissait comme l’expérience la plus importante et l’influence la plus marquante de sa vie. L’œuvre, par bien des côtés profonde et difficile, était peu connue, peu discutée. Durant son seul entretien relatif au choix de ses études, Dik avait mentionné l’intérêt qu’elle lui inspirait, mais aucun des universitaires de la commission ne semblait seulement en avoir entendu parler. Les points obscurs du livre apportaient au jeune homme ses plus grands plaisirs. La voix du roman lui semblait d’une clarté, d’une sagesse, d’une passion extrêmes. Le conflit élémentaire entre tromperie et vérité romantique qui en constituait le cœur était résolu avec une émotion si vibrante, il trahissait une compréhension de la nature humaine si perceptive, que Dik se rappelait toujours trois ans plus tard le choc éprouvé lors de la première lecture de L’Affirmation – le point auquel il s’était reconnu dans le roman. Il l’avait depuis relu plus souvent qu’il ne pouvait le dire, avait insisté pour le faire lire à ses rares amis véritables (sans jamais cependant prêter son précieux exemplaire) et s’était efforcé autant qu’il était humainement possible de vivre sa vie suivant la philosophie et les préceptes moraux d’Orfé, le héros de l’histoire.

Bien sûr, il avait cherché d’autres œuvres du même auteur, sans résultat. D’instinct, il en avait conclu à la mort de Moylita Kaine – une idée reçue lui soufflait que les bouquinistes vendent surtout les livres d’écrivains défunts, et deux des premières pages de son exemplaire avaient été arrachées, si bien qu’il en ignorait la date de publication. Une lettre à l’éditeur lui avait permis d’apprendre avec grand plaisir que non seulement Moylita Kaine était toujours de ce monde, mais aussi qu’elle (sans raison particulière, Dik avait jusqu’alors pensé à l’auteur comme à un homme) travaillait à l’heure actuelle à son deuxième roman.

Tel avait été le premier plan de son existence, pendant que les querelles politiques avec les pays voisins évoluaient en hostilités mais avant que n’éclatent les véritables combats frontaliers. Garçon studieux et solitaire, pacifique d’instinct, maladroit et dépourvu d’agressivité à l’extrême, Dik était douloureusement conscient de l’approche de la guerre, terrifié par ce qu’elle représenterait pour lui, effrayé par les changements qu’elle avait déjà apportés au quotidien. Plongé dans le roman captivant de Moylita Kaine, il s’efforçait d’échapper au conflit par un simple effort de volonté, de se retirer dans le monde imaginaire complexe et séduisant qu’elle avait créé.

Tandis qu’il se perdait au sein d’un univers intérieur passionnant, des bouleversements secouaient non seulement la société mais aussi son existence personnelle. Trois ans s’étaient enfuis, et voilà qu’il se retrouvait sur l’un des théâtres les plus sinistres et potentiellement les plus dangereux de la guerre. Jusque-là, les combats s’étaient déroulés dans une large portion de la plaine côtière méridionale, le secteur montagneux étant juste maintenu en état d’alerte grise depuis l’arrivée du jeune homme. Cela ne l’empêchait pas d’être en première ligne. Contraint de mettre en suspens tous ses projets, toutes ses attentes jusqu’à la fin des hostilités, il refusait de se séparer de son exemplaire lu et relu de L’Affirmation. Comme l’arrivée nocturne invisible du train en provenance de Jethra, le roman représentait un lien ténu avec son existence d’autrefois, son passé, mais aussi – espérait-il – avec son avenir.

Un ou deux jours après la nuit des bourgeois, une affichette imprimée apparut à la caserne sur le tableau d’affichage de la salle principale : un écrivain de guerre subventionné par le gouvernement était en poste au village, prêt à répondre aux questions.

Dik demanda aussitôt un laissez-passer afin de le consulter. À sa grande surprise, l’autorisation lui fut accordée sans hésitation ou presque.

« Pourquoi voulez-vous voir cet auteur ? lui demanda son lieutenant de section.

— Pour parfaire mon instruction, mon lieutenant.

— Vous assurerez votre garde habituelle.

— Je lui rendrai visite sur mon temps libre, mon lieutenant. »

Cette nuit-là, le jeune homme glissa le laissez-passer dans le roman, au sein du passage décrivant la mémorable première rencontre d’Orfé et Hilde, la fascinante épouse du rival d’Orfé, Coschtie. C’était une de ses scènes favorites du gros volume, emplie d’ambiguïté, de défi intellectuel, traversée par la pulsation sous-marine d’un courant sexuel.

 

Il reprit du service sans avoir eu l’occasion d’utiliser le laissez-passer : le lendemain, on l’envoya sur les hauteurs entamer une tournée de trois semaines de patrouilles le long de la frontière. Son escouade se présenta durant une vague d’attaques de harcèlement ; grenades et tirs de mortiers volaient au-dessus du mur. Plus loin sur la même montagne, une autre section eut à déplorer six morts et des blessés. Des renforts arrivèrent du village, mais le temps se gâta, interrompant les opérations militaires. Dik fut renvoyé à la caserne.

Le blizzard se poursuivit deux jours encore ; d’immenses congères bloquèrent les rues. Le jeune homme, enfermé en compagnie de ses camarades, s’ennuyait devant le spectacle du ciel gris-noir et de la neige promenée par le vent. Habitué au temps qui régnait dans les montagnes, il ne le considérait plus comme l’expression de ses propres humeurs. Les jours sombres ne le démoralisaient pas davantage que ne le rassérénaient les après-midi lumineux, alors que tel avait souvent été le cas durant son enfance. Au contraire : il avait participé à assez de patrouilles pour savoir que l’ennemi attaquait rarement quand la neige menaçait, mais qu’une journée débutant sous un soleil hivernal éclatant s’achevait souvent dans un bain de sang éclatant. Curieusement, la pensée que Moylita Kaine se trouvait au village était à la fois exaltante et déprimante, car pour le moment il ne pouvait pas se servir de son laissez-passer pour aller voir la romancière.

Le blizzard s’interrompit le troisième jour, mais Dik fut affecté au déblayage, une escouade entière aidant les tracteurs à dégager les rues, une fois de plus. La pelle à la main, les bras et le dos endoloris, il passa de longues heures à se demander de manière obsessionnelle pourquoi les bourgeois n’avaient pas fait poser des bandes chauffantes à travers le village, comme le long de la frontière ou sur les talus couronnés par le parapet du mur. Sous la neige et la glace attendaient les vieux pavés, qui grinçaient contre le coin en métal de sa pelle tandis qu’il peinait à la tâche.

Ce travail répétitif engendrait des pensées répétitives, mais soulageait le jeune homme d’une partie de la rancœur accumulée contre les bourgeois. Quoiqu’il ne sût pas grand-chose de la vie au village avant la fermeture de la frontière, quelques soldats originaires de la région évoquaient d’un air entendu la contrebande d’armes, la drogue, des hommes d’affaires véreux achetant les entreprises locales puis s’installant dans les propriétés alentour, endossant les responsabilités des bourgeois, pendant que les gens du cru se cantonnaient à l’industrie du bois ou vivaient des produits de leur ferme. À présent, l’importance de la bourgade découlait de sa position stratégique au pied du mur frontalier.

Cette nuit-là, Dik dormit comme une souche, mais le matin venu, blotti au fond d’un camion qui montait avec de grandes embardées la bande chauffante escarpée menant à la frontière, il fut mis à la torture par ses muscles trop sollicités. Son sac à dos, son fusil, son lance-grenades, son casque en acier, ses bottes et ses cordes d’alpinisme lui semblaient chargés du poids mort de toute la neige pelletée la veille.

L’occasion de voir Moylita Kaine s’était présentée puis enfuie. Dik, obligé de refréner jusqu’à son prochain tour de repos l’espoir de rencontrer la romancière, s’y résignait avec le stoïcisme las caractérisant la partie de son être devenue fantassin. S’il survivait aux patrouilles à venir, s’il n’était ni blessé ni capturé, peut-être Moylita Kaine aurait-elle terminé son travail lorsqu’il regagnerait la caserne.

 

La frontière retrouva son calme ; Dik rentra au village sain et sauf, quelques jours plus tard. Quarante-huit heures de repos l’attendaient, et le temps qu’il passait d’habitude à traîner sans but autour des baraquements avait soudain un sens.

Le laissez-passer remis par le lieutenant lui donnait libre accès durant la journée à la scierie désaffectée construite à la sortie du village. Quoiqu’il la connût en tant que point de repère, il ne s’en était jamais approché, mais les longues heures de patrouille lui avaient permis d’en réviser maintes fois le chemin dans sa tête. Cela mis à part, il ignorait à quoi s’attendre, de lui-même ou de l’écrivaine. L’idée de faire sa connaissance était si extraordinaire, si inimaginable qu’il n’avait guère pensé qu’aux premiers instants de la rencontre. Quant à savoir ce qu’il dirait… Il lui suffirait de la voir ou, avec de la chance, de lui serrer la main.

En quittant la caserne, cependant, il glissa L’Affirmation dans sa capote, fermement décidé à obtenir un autographe de Moylita Kaine.

À la sortie du village, lorsque la rue se réduisit à un simple sentier, il eut la surprise de découvrir une bande chauffante posée par terre, langue noire découpée sur la neige. Une vapeur blanche s’en élevait dans le froid. Le jeune homme s’y engagea, glissa légèrement tandis que la croûte glacée accrochée à ses semelles fondait sous ses bottes.

La vieille scierie lui apparut bientôt. Quelqu’un se tenait à une fenêtre de l’étage, en façade. Une femme. En le voyant grimper la pente, elle ouvrit la fenêtre et s’y pencha. Un gros chapeau de fourrure, aux rabats baissés sur les oreilles, dissimulait sa chevelure.

« Qu’est-ce que c’est ? lança-t-elle.

— Je viens voir Moylita Kaine. Elle est là ?

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— J’ai un laissez-passer.

— Il y a une porte… par là. »

L’inconnue recula et referma la fenêtre d’une main ferme.

Dik, obéissant, partit dans la direction indiquée, s’écartant de la bande chauffante pour progresser sur une piste étroite dont la neige piétinée constituait un sentier durci, irrégulier. Ce ne fut qu’en contournant le coin de la scierie et en découvrant une porte incrustée dans le mur qu’il comprit qu’il avait dû parler à Mlle Kaine en personne.

Quoiqu’il n’eût pas construit d’image mentale de la romancière, qu’il ne l’eût imaginée ni jeune ni vieille, il se découvrit surpris de cet aperçu. Elle lui était apparue comme une femme d’âge tout juste moyen, ronde, à l’air farouche, qui ne ressemblait pas du tout à une écrivaine.

Dans les pensées indéterminées de Dik, la créatrice de L’Affirmation était plus éthérée, notion romantique davantage qu’être humain véritable.

Ouvrant la porte, il pénétra dans la scierie. Bien que la vieille bâtisse fut aussi obscure que glaciale, il distingua les formes anguleuses des bancs et des scies, les immenses râteliers de stockage et bandes transporteuses. Un moteur énorme, sombre, couvert de rouille, était tapi dans un angle sous un ensemble de roues, de courroies et de conduits fixés à deux mètres de haut. Le jour s’infiltrait par les dizaines de fissures perçant les planches fines des murs. L’odeur du bois et de la sciure planait dans la pièce, sèche et lointaine, douce et passée.

Un bruit de pas retentit au-dessus de Dik, puis l’inconnue apparut au sommet de l’escalier en bois appuyé au mur.

« Vous êtes mademoiselle Kaine ? demanda Dik, hésitant encore à croire que ce fut-elle.

— J’ai laissé un message à l’hôtel du civisme, dit-elle en descendant. Je ne veux pas être dérangée aujourd’hui.

— Un message ?… Je suis désolé. Je repasserai un autre jour. »

Il recula, cherchant à tâtons derrière lui la poignée de la porte.

« Et dites à Clerk Tradayn que je suis prise ce soir aussi. »

La romancière attendait, presque au bas des marches, pendant que Dik tripotait maladroitement la poignée. Comme elle semblait s’être coincée, il sortit son autre main de sa poche afin d’assurer sa prise. Son exemplaire de L’Affirmation glissa sous sa capote, tomba à terre. Le laissez-passer, logé entre Orfé et Hilde, voleta hors du volume. Dik se baissa pour les ramasser.

« Je suis désolé », répéta-t-il, troublé par la proximité de l’écrivaine, sa taille immense, ses manières brusques. « Je ne savais pas… »

Moylita Kaine s’approcha vivement et lui prit le volume des mains.

« Vous avez apporté mon roman. Pourquoi ?

— J’espérais… vous en parler.

— Vous l’avez lu ? » interrogea-t-elle sans lâcher le livre, fixant le jeune homme d’un air pensif.

« Bien sûr. C’est…

— Mais vous m’avez été envoyé par le bureau des bourgeois ?

— Non… Je suis passé parce que, eh bien, je croyais qu’on pouvait vous rendre visite.

— Il paraît. Venez donc à l’étage. Il y fait meilleur.

— Mais vous ne voulez pas être dérangée.

— Je vous prenais pour un employé des bourgeois. Venez voir où je travaille. Je vous dédicacerai votre exemplaire. »

Elle tourna le dos à Dik pour remonter l’escalier. Un instant plus tard, il lui emboîta le pas, fixant d’un air incrédule ses jambes gainées d’un pantalon.

 

L’ancien bureau de la scierie s’ornait d’une fenêtre donnant sur la pente qui descendait vers le village puis, au-delà, sur les montagnes lointaines. La pièce, nue et sale, était meublée d’un bureau, d’une chaise et d’un minuscule radiateur électrique à chaleur rayonnante doté d’un seul barreau. Comme il n’y faisait guère plus chaud qu’au rez-de-chaussée, Dik comprit pourquoi Mlle Kaine travaillait revêtue de ses fourrures.

Elle s’approcha du bureau, écarta quelques papiers et s’empara d’un stylo-bille noir. Lorsqu’elle ouvrit le livre du jeune homme, il s’aperçut qu’elle portait des mitaines de fortune.

« Une dédicace vous ferait plaisir ?

— Oui, s’il vous plaît. Ce que vous voudrez. » Toutefois, Dik ne prêtait aucune attention à son exemplaire, car à l’instant où Moylita Kaine entreprenait d’ôter le capuchon du stylo, il avait remarqué au centre du bureau un gros bloc de papier à lignes, la page visible couverte au quart de mots manuscrits. Il avait interrompu la romancière en plein travail !

« Bon, que voulez-vous au juste ? demanda-t-elle.

— Une signature suffira.

— Vous aviez envie d’une dédicace. Comment vous appelez-vous ?

— Oh… Dik.

— Avec un C ?

— Non, l’autre orthographe. »

Elle traça quelques mots d’une main rapide puis lui rendit le livre. L’encre était encore humide, l’écriture négligée, échevelée. À Duk… avoc mas meilleuns vous, Moylilo Kine, lut-il. Il contempla la phrase avec une incompréhension joyeuse.

« Merci beaucoup, lança-t-il. Je veux dire… heu, merci beaucoup.

— J’aurais bien dédicacé la page de garde, mais il semblerait que vous l’ayez arrachée.

— Ce n’est pas moi, protesta-t-il, anxieux de corriger cette fausse impression. Le roman était comme ça quand je l’ai trouvé.

— Peut-être son précédent propriétaire ne l’avait-il pas aimé.

— Oh non ! Ce n’est pas possible !

— Ne pariez pas là-dessus. Vous n’avez pas lu les critiques. »

Elle passa derrière le bureau et s’assit, les mains tendues vers le radiateur. Il jeta un coup d’œil aux pages posées devant elle.

« C’est votre nouveau roman ?

— Un roman ? Je ne pense pas ! Pas en ce moment.

— Mais vos éditeurs m’ont dit que vous étiez en train d’en écrire un autre.

— Ils vous ont dit ça ? Que… ?

— Je leur ai écrit, expliqua Dik. Je considérais L’Affirmation comme le meilleur livre que j’aie jamais lu, alors je voulais savoir ce que vous aviez publié d’autre. »

Elle l’examinait avec attention ; il se sentit rougir.

« Vous l’avez vraiment lu, hein ?

— Oui, je vous l’ai déjà dit.

— En entier ?

— Plusieurs fois. C’est le livre le plus important du monde. »

Elle sourit, sans la moindre condescendance cependant.

« Quel âge avez-vous, Dik ?

— Dix-huit ans.

— Et quel âge aviez-vous quand vous l’avez lu ?

— La première fois ? Quinze ans, je crois.

— Vous ne l’avez pas trouvé… bizarre, par moments ?

— Dans les scènes d’amour ? Je les ai trouvées excitantes.

— Je ne pensais pas particulièrement à ça mais… bon. Certaines critiques…

— J’ai lu les critiques. Elles étaient idiotes.

— Donc vous les avez vues.

— Oui.

— Si seulement il y avait plus de lecteurs dans votre genre.

— Si seulement il y avait plus de livres dans le genre du vôtre ! »

Il regretta aussitôt sa réponse : il s’était juré de se montrer digne et poli. Mlle Kaine souriait à nouveau, un sourire qu’il méritait cette fois pour son enthousiasme.

« Puisque ce n’est pas votre prochain roman, reprit-il, montrant du doigt les papiers, ça vous ennuierait de me dire ce que c’est ?

— Pas grand-chose. Je suis payée pour écrire durant mon séjour. Une pièce sur le village. Voilà. Mais je croyais que tout le monde savait ce que je faisais ici.

— Oui », acquiesça-t-il, s’efforçant de masquer sa déception.

Il avait lu l’imprimé exposant les projets des artistes de guerre, il savait qu’on payait les écrivains subventionnés pour produire une œuvre dramatique sur les communautés visitées, mais il s’était cramponné à l’espoir irrationnel que Moylita Kaine parviendrait d’une manière ou d’une autre à dépasser ce genre de choses. Une pièce de théâtre relative au village n’avait pas l’attrait d’un nouveau livre tel que L’Affirmation. « Vous travaillez quand même sur un roman ?

— J’en ai commencé un, mais je l’ai mis de côté pour l’instant. Il ne serait pas publié… pas avant la fin de la guerre. Il n’y a plus de papier pour les livres. Beaucoup de scieries ont fermé. »

Dik avait conscience de fixer l’écrivaine, incapable qu’il était de détourner le regard. Se persuader qu’il s’agissait réellement de Moylita Kaine, à qui il pensait depuis trois ans, lui était difficile. Non seulement la visiteuse ne ressemblait pas à la romancière, mais elle ne parlait pas non plus comme elle. Il se rappelait les longues conversations philosophiques du livre, les subtilités des discussions, la persuasion, l’intelligence et la compassion, la simple verve de la conteuse. S’agissait-il bien de la même personne ?

En la voyant pour la première fois, il s’était fait de son physique une impression hâtive. Elle lui avait paru ronde à cause de ses épais vêtements d’hiver, car ses mains et son visage s’avéraient fins, délicats. Deviner son âge était impossible à Dik : de toute évidence, elle avait des années de plus que lui, mais c’était sa seule certitude. Si seulement elle avait enlevé son chapeau en fourrure, il l’aurait mieux vue. Une mèche de cheveux châtain foncé lui retombait sur le front.

« Cette pièce, vous avez envie de l’écrire ? demanda-t-il sans la quitter du regard.

— Non, mais c’est comme ça que je gagne ma vie.

— J’espère que vous êtes bien payée ! »

Là encore, sa propre franchise le fit intérieurement broncher.

« Pas aussi bien que vos bourgeois pour m’avoir invitée. Mais avec la guerre… Oh, bon, je ne voulais pas renoncer totalement à l’écriture. »

Elle lui avait tourné le dos, faisant mine de rapprocher les mains du radiateur.

« Beaucoup d’auteurs se trouvent dans la même situation. On fait ce qu’on peut. Si le conflit ne se prolonge pas trop, peut-être cette période creuse nous sera-t-elle profitable à tous.

— Vous croyez que la paix est pour bientôt ?

— Les deux camps étant dans une impasse, la guerre peut parfaitement s’éterniser. Qu’est-ce que c’est que votre uniforme ? Vous êtes militaire, non ?

— Je fais partie de la Police frontalière. J’imagine que c’est la même chose.

— Venez donc par ici. Vous aurez plus chaud.

— Je devrais plutôt m’en aller. Vous êtes occupée, vous me l’avez dit.

— Non, je veux vous parler. »

Moylita Kaine tourna le radiateur pour signifier à Dik de se rapprocher. Il se glissa lui aussi derrière le bureau, au coin duquel il s’appuya maladroitement, laissant la chaleur jouer sur ses jambes. De là, il parvenait à lire quelques-uns des mots couchés sur le bloc de papier.

Voyant ce qu’il regardait, la romancière s’empara de la feuille supérieure, qu’elle retourna sur les autres.

« Je ne voulais pas me montrer indiscret », dit le jeune homme, à qui le geste faisait l’effet d’un reproche. « Je n’ai pas terminé.

— Ce sera merveilleux », déclara-t-il, sincère. « Peut-être que oui, peut-être que non. Mais je ne veux pas que qui que ce soit le lise. Vous comprenez ?

— Bien sûr.

— Il n’empêche que vous pourriez m’aider à en venir à bout. Si vous acceptez. »

Dik faillit éclater de rire tant l’idée qu’il pouvait apporter quoi que ce fût à Moylita Kaine lui semblait ridicule et exaltante.

« Je ne sais pas, réussit-il à dire. Que voulez-vous ?

— Parlez-moi du village. Les bourgeois ne s’intéressent plus à moi, maintenant qu’ils ont touché la bourse due à ma visite, mais je ne suis autorisée à voir personne d’autre. J’ai une pièce de théâtre à écrire, seulement pour écrire, il faut que je connaisse mon sujet. » Elle montra la fenêtre, qui offrait une vue de la vallée gelée. « Les arbres et les montagnes !

— Vous ne pourriez pas inventer quelque chose ?

— On croirait entendre Clerk Tradayn ! » Devant la réaction instantanée de Dik, elle s’empressa d’ajouter : « Je veux parler des choses telles qu’elles sont réellement. Qui habite ici, par exemple ? Seulement les bourgeois et les militaires ? Il n’y a pas de femmes.

— Les bourgeois ont une famille, déclara Dik après réflexion. Sans doute leurs épouses vivent-elles avec eux. Je ne les ai jamais vues.

— Qui d’autre occupe le village ?

— Il y a des fermiers dans la vallée. Et des gens à la gare.

— Je ferais aussi bien de parler des arbres et des montagnes.

— Mais apparemment, vous avez écrit quelque chose.

— Ça ne mène nulle part », répondit Moylita Kaine, ce qui n’expliquait rien. « Et le mur ? Vous y allez de temps en temps ?

— En patrouille. C’est pour ça qu’on est là.

— Vous pouvez me le décrire ?

— Pourquoi ?

— Parce que je ne l’ai pas vu et que les bourgeois refusent de me laisser y aller.

— Vous ne pourriez pas en parler dans votre pièce.

— Pourquoi pas ? Il est sans doute au cœur même de la communauté.

— Mais non, dit le jeune homme avec le plus grand sérieux. Il suit les sommets montagneux. »

Moylita Kaine se mit à rire. Il se tortilla, gêné, avant de l’imiter.

« Le mur entoure le Faiandland tout entier, Dik, mais combien de gens, de citoyens ordinaires, l’ont-ils jamais vu ? C’est une des raisons de la guerre, donc un symbole important pour n’importe quel écrivain actuel. Et il est encore plus essentiel ici même. Si je veux comprendre la communauté, je dois en savoir plus à ce sujet.

— C’est juste un grand mur », dit-il, déconcerté.

« En quoi ?

— En béton, je pense, mais certaines portions, les plus anciennes, sont en brique. Il y a des ouvrages en terre tout du long. Le mur proprement dit est très haut, il fait plusieurs fois ma taille, mais il est bordé de gradins – on appelle ça des talus – sur lesquels on patrouille. Les parties escarpées comportent des escaliers. Certaines sections sont creuses, avec des chariots de munitions qui circulent sur des rails à l’intérieur. Le parapet est presque entièrement festonné de fil de fer coupant. Il y a aussi des postes de garde et des tourelles de mitrailleuses. L’ennemi a installé des projecteurs de son côté. Nous aussi, quelques-uns.

— Le mur suit l’ancienne frontière ?

— Il est construit en plein sur les sommets, acquiesça Dik. Là où elle était censée être. C’est… un symbole. »

Il avait utilisé son mot à elle.

« Comme tous les murs. Que se passe-t-il durant les patrouilles ?

— On est là pour veiller à ce que personne ne traverse depuis l’autre côté. En général, il ne se passe rien. De temps en temps, l’ennemi nous jette des grenades ou des capsules de gaz, alors on riposte. Parfois, ça se calme aussitôt. D’autres fois, ça dure des jours entiers. Mais pour l’essentiel, il neige et il vente.

— C’est effrayant ?

— Plutôt ennuyeux. J’ai appris à ne pas penser quand je suis de garde.

— Vous devez bien penser à quelque chose.

— Au froid, à mon retour chez moi. À votre livre, à tous ceux que j’ai lus et tous ceux que je veux lire plus tard. » Comme elle ne répondait pas, il poursuivit : « Par moments, je me demande qui se trouve de l’autre côté du mur et pourquoi. Ces soldats-là ont sans doute à peu près le même âge que nous. Il n’y a pas de bourgeois dans leur pays, vous savez. Du moins je ne crois pas. » Le silence de la romancière le déconcertait. « Je n’aime pas les bourgeois, vous comprenez », ajouta-t-il pour s’expliquer.

Elle feuilletait distraitement ses notes en l’écoutant.

« Dites-moi, Dik, vous savez qui a construit le mur ? demanda-t-elle enfin.

— Eux. Les Fédérés.

— Ils disent la même chose, figurez-vous. Que c’est nous.

— N’importe quoi. Pourquoi aurions-nous fait une chose pareille ?

— D’après eux, pour empêcher la population de fuir notre pays. Nous serions soumis à une dictature et les Lois sur la Dîme restreindraient nos libertés.

— Alors pourquoi essaient-ils de nous envahir ? Pourquoi bombardent-ils nos villes ?

— Ils ne feraient que se défendre, parce que le gouvernement faiandais chercherait à leur imposer notre système.

— Dans ce cas, pourquoi nous accuser d’avoir construit le mur ?

— Vous ne comprenez donc pas que peu importe qui l’a fait ? C’est un symbole, nous sommes bien d’accord, un symbole de stupidité. Vous n’avez rien vu de tout cela dans mon roman ? »

Cette question inattendue déconcerta Dik. Lorsqu’elle parlait de la guerre, Moylita Kaine se cantonnait à un sujet dont l’ombre dévorait presque tout le temps d’éveil du jeune homme. L’associer ainsi à L’Affirmation le réveillait en sursaut.

« Je ne me rappelle pas », dit-il, s’efforçant de comprendre ce qu’elle voulait dire.

« Je pensais avoir été claire. La duplicité de Hilde et les mensonges qu’elle raconte à Orfé sur Coschtie. Quand Orfé…

— Je sais. » Il avait aussitôt deviné à quoi elle pensait. « La première fois qu’ils font l’amour. Hilde veut qu’il joue les traîtres pour l’exciter, et Orfé répond qu’elle sera la première à les trahir.

— Oui.

— Elle part chercher une grande feuille blanche où elle le met au défi de coucher ce qu’il vient de dire. Orfé, persuadé que la feuille s’interposera entre eux, lui reproche de la brandir, mais Hilde riposte que le papier lui appartient, à lui, qu’il était chez lui… »

Dik eût poursuivi, porté par le souvenir détaillé de l’intrigue, si Moylita Kaine ne l’avait pas interrompu : « Vous l’avez vraiment lu avec attention. Alors vous devez bien voir ce que je veux dire ?

— À propos du mur ?

— Oui. De la feuille blanche. »

Il secoua la tête.

« Je sais ce que ça signifie dans le livre, mais vous l’avez écrit avant la guerre.

— Les murs ont toujours existé, Dik. Les deux faces de toute chose. »

La romancière se mit alors à parler de son œuvre, penchée en avant pour agiter les doigts au-dessus de la barre brûlante. D’abord circonspecte, guettant semblait-il les réactions de Dik, elle finit par se laisser aller davantage devant son intérêt passionné, car il se faisait un devoir de montrer qu’il avait lu l’ouvrage avec attention et perspicacité. Elle s’exprimait vite, non sans plaisanteries dépréciatrices sur son propre compte et son histoire, expliquait ses intentions même lorsqu’elle savait sans doute que son visiteur les comprenait, les yeux étincelants dans la lumière neigeuse versée par la fenêtre. Lui se sentait plus excité qu’il ne se rappelait l’avoir jamais été. Il lui semblait à nouveau lire L’Affirmation pour la première fois.

Moylita Kaine lui dit qu’il existait dans le livre un mur, une barrière métaphorique entre Orfé et Hilde. Telle était l’image dominante du roman, quoiqu’elle fût toujours décrite de manière indirecte.

« Des murs, le monde en est rempli ! » ajouta l’écrivaine.

Un mur séparait les protagonistes dès le départ parce que Hilde était mariée à Coschtie, mais après la mort de ce dernier, l’obstacle subsistait à cause des trahisons. Comme Orfé, puis Hilde cherchaient à se séduire mutuellement, tous deux trouvant l’infidélité excitante, le mur s’élevait de plus en plus, devenait de plus en plus imprenable. Les actions labyrinthiques des personnages secondaires – se pliant de son vivant aux désirs de Coschtie puis se vengeant après sa mort sur sa mémoire – composaient un vaste éventail de positions morales. Leur influence se partageait : certains contrôlaient Orfé, d’autres Hilde. Par la suite, chaque complot renforçait la barrière entre les amants, rendant la tragédie finale encore plus inéluctable. Pourtant, le livre n’en constituait pas moins l’affirmation de son titre : Moylita Kaine avait voulu en faire une déclaration positive. L’ultime décision d’Orfé représentait son accession à la liberté ; la fin du roman marquait la chute du mur, bien réelle quoique trop tardive pour les deux héros.

« Vous voyez ce que je voulais faire ? » demanda l’écrivaine.

Dik secoua vaguement la tête, perdu dans une nouvelle vision du livre qu’il avait pensé si bien connaître, mais quand il s’en aperçut, il acquiesça avec enthousiasme.

Elle se radossa, le fixant d’un regard empli de gentillesse.

« Je suis désolée. Vous ne devriez pas me laisser parler autant.

— Non, je vous en prie… continuez !

— Je croyais avoir tout dit », protesta-t-elle avant de se mettre à rire.

C’était l’occasion pour lui de poser les questions qu’il gardait en réserve depuis sa première lecture de l’œuvre. Comment elle en avait eu l’idée originale, si les personnages étaient inspirés d’êtres humains en chair et en os, si un événement quelconque du roman lui était jamais arrivé, à elle, combien de temps elle avait mis à le rédiger, si elle avait visité l’Archipel du Rêve puisque l’histoire s’y déroulait…

Moylita Kaine, visiblement flattée par cet intérêt, répondit à toutes, mais Dik fut incapable de déterminer s’il fallait ou non prendre ses réponses au pied de la lettre. Certains de ses commentaires visaient à la rabaisser elle-même ; d’autres, délibérément vagues, suscitaient plus de questions qu’il ne pourrait jamais en poser.

Après une des remarques dépréciatrices de l’écrivaine, Dik prit sa propre mesure : le feu roulant auquel il la soumettait devait évoquer un interrogatoire. Il tomba dans un silence gêné, les yeux baissés sur la surface inégale et guère propre du bureau.

« Je parle trop ? s’enquit-elle à sa grande surprise.

— Non, c’est moi. Je pose trop de questions.

— Alors laissez-moi en poser quelques-unes. »

Dik n’avait guère d’estime de lui-même et pas grand-chose à dire. Le cursus qui lui avait été proposé devait dans son esprit lui permettre d’étudier L’Affirmation, mais savoir où cela l’eût mené était une autre affaire. Il nourrissait l’ambition secrète de devenir écrivain – et, s’il avait l’ombre d’une chance d’y parvenir, d’écrire autant que possible un livre comme celui-là – mais jamais il n’eût révélé pareil secret à Moylita Kaine. Cette pensée lui bloquait cependant l’esprit au point que ses réponses devinrent peu à peu simples monosyllabes. La romancière n’insista pas.

« Je peux revenir vous voir demain ? demanda-t-il enfin.

— À condition que vous en ayez le droit.

— Je dispose encore d’un jour de congé avant de retourner en patrouille. Si vous n’êtes pas trop occupée.

— Le but de ce projet est d’encourager les gens comme vous à rencontrer les écrivains comme moi, Dik. D’ailleurs, pourquoi ne pas amener certains de vos camarades ?

— Non ! Enfin, pas à moins qu’ils ne le demandent.

— Ils savent que je suis là ?

— Je pense.

— Il me semble que vous n’avez guère eu de mal à l’apprendre. » Elle jeta un coup d’œil à l’exemplaire d’occasion de L’Affirmation que le jeune homme s’était coincé sous le bras. « Mais dites-moi, vous-même, comment diable avez-vous su que j’étais au village ?

— Le projet a été annoncé dans le magazine de la police. Votre nom y figurait, et je voulais faire votre connaissance. »

Il confessa tout. Le fameux projet, destiné à encourager les arts dans la situation critique traversée par le pays, concernait les communautés frontalières ou proches de la frontière. Bien des peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens de premier – ou de second – plan avaient accepté d’y prendre part. Dik, avide de contact avec le monde qu’il avait quitté en s’engageant, s’était étonné de découvrir Moylita Kaine sur la liste des participants. En proie à une extrême nervosité, il avait posé une requête par l’intermédiaire de son sergent de section. Quelques semaines plus tard, une note imprimée était apparue sur le tableau d’affichage, décrivant le projet et demandant des suggestions quant aux artistes à inviter. Dik, qui avait parfois l’impression d’être la seule recrue à jamais consulter le tableau, avait couché le nom de Moylita Kayne sur le formulaire puis, pour faire bonne mesure, l’y avait ajouté trois fois de plus avec des écritures et à l’aide de stylos différents.

Il l’ignorait à ce moment-là, mais les administrateurs de la communauté – les bourgeois, en l’occurrence – recevaient une bourse. Sans doute ce pactole inattendu avait-il eu l’effet souhaité.

La romancière l’écouta en silence.

« C’est donc vous que je dois remercier ? demanda-t-elle.

— Je n’ai sans doute pas grand-chose à voir là-dedans », mentit Dik, le visage en feu.

« Tant mieux. Je n’aimerais pas penser que c’est de votre faute si j’ai à supporter ça. » La main gantée de Moylita Kaine engloba d’un geste la pièce crasseuse, le petit radiateur, la vue hivernale. « Bon, vous voulez repasser demain ?

— Oui, mademoiselle Kaine.

— Mmh… ne m’appelez pas comme ça. Techniquement, je suis mariée.

— Excusez-moi. Je ne le savais pas.

— Moi non plus. Enfin, peu importe. C’est du passé. Appelez-moi Moylita. »

Elle ne s’expliqua pas davantage, mais cette réplique donna matière à réflexion au jeune homme pendant la nuit. Il pensait tellement à elle, et avec une telle passion, que ce fut tout juste s’il parvint à fermer l’œil.

 

Malheureusement, il eut ensuite tout le temps de réfléchir. Le lendemain matin, il comptait regagner le moulin juste après le petit déjeuner, mais un caporal aux traits aiguisés l’arrêta alors qu’il quittait le réfectoire pour l’envoyer travailler aux cuisines. Confronté à une matinée de corvées ennuyeuses, Dik se retrancha dans la contemplation intérieure, son brevet de survie habituel. La cuisine bruyante, emplie de vapeur, jeta une lumière nouvelle sur sa conversation avec Moylita Kaine. Sa vertigineuse euphorie nocturne avait disparu. Il pensait à présent de manière plus analytique à ce que lui avait confié la romancière.

Avant d’entrer à l’université, Dik s’était mis à lire les critiques littéraires dans l’espoir d’y gagner une compréhension nouvelle de sa littérature de prédilection. Une de ces analyses lui avait fait une forte impression. Elle expliquait que l’acte de lecture était aussi important et créatif que celui d’écriture. Par certains côtés, la réaction du lecteur constituait la seule mesure réellement fiable d’un livre. Ce que le lecteur faisait du texte en devenait la véritable estimation, quelles qu’eussent été les intentions de l’auteur.

Pour Dik, peu instruit encore, cette approche représentait un point de vue de grande valeur. En ce qui concernait L’Affirmation – roman qui, par mystère, n’était mentionné dans aucun ouvrage critique – elle donnait plus de poids encore à son opinion qu’il s’agissait vraiment d’un chef-d’œuvre. C’était un grand roman parce qu’il le considérait comme tel.

Dans ce contexte, sa conversation avec Moylita Kaine apparaissait sous un autre angle : non seulement les intentions de l’écrivaine n’avaient rien à voir avec le plaisir qu’il tirait de son livre, mais c’était pure arrogance de sa part que de les imposer au jeune homme.

À l’instant même où cette pensée lui vint, Dik se la reprocha, car Moylita Kaine ne lui avait parlé que par pure gentillesse. Ce genre de réflexion signifiait qu’il se présumait son égal, alors qu’elle lui était très clairement supérieure en tout. Assagi par sa propre arrogance, il décida de trouver un moyen de faire amende honorable sans révéler pourquoi.

Toutefois, pendant qu’il s’activait à la cuisine, en attendant que la tâche prît fin avec le repas de midi, la pensée refusait de disparaître.

En lui expliquant son roman, Moylita Kaine avait-elle cherché à lui dire quelque chose ?

 

Sur la bande chauffante menant au moulin, Dik croisa un bourgeois. Automatiquement, le jeune homme se posta de côté dans la neige puis attendit, immobile, détournant un regard humble, que le notable passât devant lui à grands pas.

Alors :

« Où allez-vous, soldat ?

— Voir l’écrivaine, monsieur.

— De quel droit ?

— J’ai un laissez-passer, monsieur. »

Dik fouilla maladroitement la poche de sa capote, remerciant les étoiles d’avoir pensé à prendre le papier. Le bourgeois l’examina de près, le retourna pour le lire des deux côtés comme s’il y cherchait la moindre irrégularité puis le rendit enfin.

« Vous savez qui je suis, soldat ?

— Clerk Tradayn, monsieur.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas salué ?

— Je ne vous ai pas vu approcher, monsieur. Pas avant qu’il soit trop tard. Je regardais où je mettais les pieds. »

Un long silence suivit, pendant lequel Dik continua à fixer la terre enneigée. Le bourgeois respirait à petits coups, bruit irrité caractéristique d’un homme de pouvoir n’y trouvant en cet instant aucune application. Enfin, il pivota pour repartir en direction du village, la tête orgueilleusement levée, indifférent aux dangers de la pente raide et glissante.

Dik attendit ce qu’il considérait comme quelques secondes respectueuses, durant lesquelles il fit un pied de nez mental au dos qui s’éloignait, puis il repassa sur la bande chauffante afin de gagner la scierie d’un pas vif. Une fois à l’intérieur, il se pencha pour passer sous les râteliers et la machinerie rouillés avant de grimper l’escalier. Lorsqu’il ouvrit la porte de l’étage, Moylita Kaine, assise à son bureau, leva les yeux vers lui avec une telle expression de fureur qu’il faillit prendre la fuite.

« Oh, c’est vous, Dik ! lança-t-elle aussitôt. Dépêchez-vous d’entrer, et fermez la porte. »

Elle alla se poster à la fenêtre, tordant le cou pour regarder en direction du village, les poings serrés à s’en blanchir les phalanges.

« Vous avez croisé le Seigneur Tradayn en venant ? reprit-elle.

— Oui. Il m’a demandé où j’allais et ce que je faisais.

— J’espère que vous le lui avez dit.

— Bien obligé.

— Parfait.

— Il y a un problème ?

— Pas vraiment. Pas en ce moment. »

Elle retourna s’asseoir à son bureau mais se releva presque aussitôt pour se mettre à faire les cent pas – toujours contrariée, malgré son accueil chaleureux. Enfin, elle regagna sa chaise.

« Le Seigneur Tradayn vous donnait des ordres ? interrogea Dik.

— Non, ce n’est pas ça. » Elle se pencha en avant. « Hier, vous m’avez dit que les bourgeois étaient mariés. Vous en êtes sûr, ou c’est une simple supposition ?

— Une supposition. Une impression. Quand mon peloton est arrivé ici, il y a eu une réception pour les officiers à l’hôtel du civisme. Ce soir-là, j’ai vu pas mal de femmes parmi les invités, en compagnie d’hommes dont je savais que c’étaient les bourgeois.

— Clerk Tradayn… en faisait-il partie ? Il est marié ?

— Je n’en sais rien. »

Saisi d’une brusque intuition quant à ce qui s’était peut-être passé, Dik n’avait aucune envie d’en entendre davantage sur le sujet. Plongeant la main sous son manteau, il en tira ce qu’il avait apporté.

« J’ai un cadeau pour vous, Moylita », dit-il non sans hésitation, car c’était la première fois qu’il osait appeler la romancière par son prénom.

Relevant les yeux, elle s’empara du présent.

« Il est magnifique, Dik ! Vous l’avez fait vous-même ?

— Oui. » Pendant qu’elle examinait la sculpture sous tous les angles, il alla s’appuyer au bureau, comme la veille. « C’est un bois tendre particulier qu’on trouve dans la région. J’en ai découvert un morceau en forêt. Il a été très facile à travailler.

— Une main tenant un stylo… Je n’avais jamais rien vu de pareil.

— Le bois avait grandi de cette manière-là. Il ressemblait déjà un peu à ça avant que je m’en occupe. Je suis désolé que ce soit aussi grossier. En fait, je me suis contenté de le lisser.

— Mais c’est parfait ! Je peux le garder ? »

Lorsque le jeune homme hocha la tête, Moylita se leva, se pencha au-dessus du bureau et l’embrassa sur la joue sans lui laisser le temps de se détourner.

« Merci, Dik ! »

Enchanté de sa réaction mais incapable d’oublier le repentir qui l’avait poussé à lui faire un cadeau, il marmonna quelque chose au sujet de l’inadéquation de la sculpture. L’écrivaine écarta les papiers pour la poser juste devant elle.

« J’en prendrai grand soin, déclara-t-elle. Ma foi, je voulais vous le donner plus tard, mais j’ai un cadeau pour vous, moi aussi.

— Vous avez un cadeau pour moi ? répéta bêtement Dik.

— J’ai écrit quelque chose cette nuit. À votre seule intention.

— Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il, à l’instant même où elle brandissait quelques feuillets agrafés ensemble par un coin.

« J’ai eu une idée d’histoire, hier, après votre départ. Elle est arrivée assez brusquement, alors je ne pense pas que le résultat soit très bon, mais c’est notre conversation qui a déclenché le processus.

— Je peux voir ? »

Moylita secoua la tête.

« Pas encore. D’abord, il faut me promettre quelque chose – de ne pas la lire avant que j’aie quitté le village.

— Pourquoi ça ? » interrogea-t-il. Avant d’ajouter, saisi d’une intuition : « Elle parle de moi ?

— Un des personnages vous ressemble un peu. Peut-être reconnaîtrez-vous certaines de ses répliques.

— Aucune importance ! Je vais la lire tout de suite. »

Il tendit la main.

« Non. Je veux aussi vous en parler pour que vous sachiez de quoi il retourne. Si on vous trouve en possession de ce manuscrit, vous aurez peut-être des ennuis. Le personnage principal appartient à l’autre camp, vous comprenez. Il est de l’autre côté du mur. Si les bourgeois découvrent cette nouvelle, si un de vos officiers met la main dessus, ils se demanderont ce qu’elle fait dans vos affaires et où vous l’avez dénichée. Vous êtes sûr de la vouloir malgré tout ?

— Évidemment ! Je peux la cacher sans problème – on ne fouille jamais nos placards.

— Très bien. Mais ce n’est pas tout. L’histoire ne se passe pas ici, dans les montagnes. Pas même en Faiandland. Je l’ai située dans le Sud. Vous savez ce que ça veut dire ?

— Jethra, supposa Dik.

— Non, sur le continent austral. De l’autre côté de la mer Centrale.

— Vous voulez dire plus loin que l’Archipel du Rêve ! » s’exclama le jeune homme.

Il évoquait les scènes fantastiques du roman, les personnages incapables de tenir en place passant d’île en île, la chaleur étouffante, les couleurs exotiques, les principaux acteurs du récit, déracinés, cherchant sans trêve un sentiment d’identité. En réalité, s’enfuir dans les îles n’était pas chose facile, excepté par l’esprit.

« Eh bien oui. Je vous préviens parce que vous et moi, nous savons que c’est juste une histoire, mais tout le monde ne comprend pas le fonctionnement de la fiction. Si certains des bourgeois lisaient ça, ils vous prendraient peut-être pour un espion.

— Mais comment… ? demanda Dik, lequel malgré ses déclarations ne voyait pas ce qu’elle voulait dire.

— Écoutez. Avant que je ne vienne ici, des bruits couraient à Jethra. Certains de mes amis… hum… ils pensent que le gouvernement a tort. Ils ont gardé le contact avec des gens qui partagent leurs opinions mais d’autres nationalités, y compris des Fédérés. D’après eux, des négociations secrètes sont en cours entre les deux camps. C’est compliqué. Je ne sais que croire dans tout ça ni par où entamer les explications, mais la guerre a une dimension économique. Comme toujours, sauf qu’en l’occurrence, ce côté-là est masqué par un nuage d’idéologie. Certains industriels font de véritables fortunes. Pas seulement ici, dans la Fédération aussi. La guerre est vraiment là, les raids aériens ont causé beaucoup de dégâts et tué des centaines de gens – ce qui n’était sans doute pas prévu. Depuis, on négocie pour trouver comment poursuivre le conflit sans détruire les pays impliqués. Mes amis pensent que la guerre va se déplacer vers le sud pour que les combats se déroulent dans des zones dépeuplées.

— Mais l’Archipel du Rêve est neutre.

— Plus loin. Sur le continent polaire austral.

— Il sert de cadre à beaucoup d’histoires.

— Oui, mais pas sur la guerre, cette guerre-ci. Ma nouvelle parle de quelqu’un comme vous, mais je ne peux pas en dire davantage, je ne peux pas m’exprimer littéralement. »

Moylita se tut, fixant Dik d’un regard intense, peut-être pour jauger sa réaction.

« Vous la voulez toujours ? demanda-t-elle enfin.

— Oh oui ! », répondit-il.

Il n’avait pas compris tout ce qu’elle venait de dire, mais il lui suffisait de savoir qu’elle avait écrit le texte à son intention.

« Très bien. Faites attention, et ne la lisez pas avant deux ou trois jours. Promis ? »

Il hocha une tête emphatique. Après un dernier regard pensif, Moylita posa la mince liasse de feuilles sur le bureau puis la lissa de la paume. Le récit avait été tapé à la machine ou imprimé, remarqua Dik, surpris – convaincu que son hôtesse écrivait à la main à cause de ce qu’il avait vu la veille. Elle griffonna sa signature au sommet de la première page, plia la liasse en deux et la lui tendit.

Il s’en empara comme si le papier avait été la peau d’une bête vivante : la moindre fibre lui semblait animée, palpitante d’une chimie organique. Les mots y étaient véritablement gravés, aussi promena-t-il le bout des doigts sur l’arrière de la dernière feuille, tel un aveugle en quête de signification.

« Vous voulez bien me parler du symbolisme de cette histoire… Moylita ? »

La réponse se fit attendre.

« Pourquoi me demander une chose pareille ? » interrogea enfin l’écrivaine.

Dik pensait à l’interprétation qu’elle lui avait donnée du roman, la veille. Elle le lui avait fait comprendre alors qu’auparavant, il l’avait juste aimé. Il voulait qu’elle lui expliquât son nouveau texte car il craignait de ne jamais la revoir.

« Parce que sinon, je risque de ne pas comprendre, dit-il.

— C’est une nouvelle très simple. Je n’ai pas eu le temps de la tripatouiller et de la compliquer. Elle raconte l’histoire d’un soldat qui lit un roman puis plus tard devient poète. Il n’y a rien de symbolique là-dedans.

— Je veux dire…

— Parce que hier, on parlait du symbolisme profond des murs ?

— Oui. Le mur de l’histoire. C’est celui de la frontière ?

— C’est un mur. Des briques et du béton. Rien de plus.

— Et le soldat, le… poète, il l’escalade ?

— Vous devriez attendre d’avoir lu la nouvelle, Dik. Je ne veux pas que vous vous imaginiez qu’elle a un sens qui ne s’y trouve pas.

— Mais il escalade le mur, hein ?

— Comment le savez-vous ?

— À cause de… »

La porte s’ouvrit sans avertissement. Clerk Tradayn entra d’un pas rapide et la claqua derrière lui.

À cause de ce que vous m’avez dit, songea Dik, dont l’intuition s’évanouit.

 

« Dites-moi, madame Kaine… » commença le bourgeois avant de découvrir le jeune homme, qui avait reculé jusqu’au mur. L’arrivant se tourna aussitôt vers lui. « Vous, que faites-vous là ?

— Je vous l’ai dit, monsieur… J’ai un laissez-passer. » Dik plongea la main dans la poche où se trouvait le document.

« Je l’ai vu. Que faites-vous là, dans cette pièce ?

— Il a parfaitement le droit d’y être, Seigneur Tradayn, intervint Moylita. Je suis un écrivain en résidence. Les troupes…

— La Police frontalière est sous les ordres du conseil, madame Kaine. Les laissez-passer donnés par les gradés doivent être soumis à mon approbation.

— Eh bien, il suffit de s’en occuper maintenant. Vous avez le vôtre, Dik ? »

Pendant qu’ils argumentaient, le jeune homme avait trouvé le document, qu’il tendit au notable. Jamais il n’avait vu quelqu’un tenir tête à un bourgeois, et l’assurance de Moylita l’emplissait de respect.

Clerk Tradayn ne prêta aucune attention à Dik ou à son laissez-passer ; il s’approcha du bureau, au-dessus duquel il se pencha après y avoir posé une main potelée, tachetée de brun.

« Je veux voir ce que vous avez écrit, lança-t-il.

— Je vous ai montré la pièce. Elle n’a pas avancé depuis hier.

— On a entendu l’imprimante de votre ordinateur jusque tard dans la nuit.

— Et alors ? Je suis écrivaine. Je retravaillais.

— Je veux voir ça.

— Pourquoi cet espionnage, Seigneur ?

— Tant que vous vous trouvez à la frontière, vous êtes soumise aux lois militaires, madame Kayne. Montrez-moi ce que vous avez écrit. »

Ramassant les papiers dispersés sur son bureau, elle les lui jeta à la tête. Dik, le dos au mur, conscient de la mince liasse bien visible dans sa main, leva lentement le bras afin de la glisser sous sa capote.

« Pas ça, madame Kaine. Je parle de ce que vous avez imprimé. Qu’est-ce que vous avez là, soldat ?

— Le laissez-passer, monsieur. »

Dik tendit l’autre main.

« Donnez-moi ça. »

Il jeta un coup d’œil désespéré à Moylita, laquelle, impassible, fixait le bourgeois, puis présenta à contrecœur son laissez-passer, mais Clerk Tradayn étira le bras en arrière pour lui arracher la nouvelle. Se rapprochant de la fenêtre, il déplia la liasse d’une secousse.

« La Négation. C’est votre titre, madame Kaine ? » Le regard de Moylita ne vacilla pas. « Pourquoi avoir appelé une histoire comme ça ? Ça paraît bizarre, je me permets de le dire.

— Vous pouvez dire ce que vous voulez, puisque vous n’avez de toute évidence aucune affinité avec la littérature. Cette nouvelle constitue un contrepoint à un roman écrit et publié avant-guerre. L’Affirm…

— Oui, nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur votre roman, merci. Je m’inquiète davantage pour ça. »

Il parcourut la première page puis se mit à lire depuis le début d’une voix moqueuse, méprisante :

« Peu importait à présent quel camp avait le premier violé le traité interdisant les gaz sensitifs. Ils étaient illégalement disponibles et utilisés depuis si longtemps qu’on ne se posait plus de question. Peu importait aussi qui les fabriquait et les vendait. Pour un simple soldat, rien n’importait plus. Rien de ce qu’il voyait, sentait, entendait n’était fiable. Sa vue, son toucher, son ouïe avaient été à jamais… »

Le bourgeois s’interrompit puis feuilleta rapidement le reste de la liasse afin de parcourir le récit.

« Vous avez lu ça, soldat ?

— Non, monsieur.

— Ce gamin n’est au courant de rien. Je voulais lui prêter la nouvelle. Je l’ai écrite il y a des années.

— Ou des heures. » Clerk Tradayn examina à nouveau la première page, ses petits yeux profondément enfoncés se déplaçant très vite d’un côté à l’autre. Il leva ensuite les feuilles pour les montrer à Moylita.

« C’est votre signature ?

— Oui.

— Bien. » La liasse disparut dans une des poches intérieures du notable.

« Regagnez immédiatement vos quartiers, soldat.

— Je…

— À vos quartiers !

— Oui, monsieur. »

Dik gagna la porte en traînant les pieds, hésitant, les yeux fixés sur Moylita. S’il subsistait le moindre espoir de sauver la situation, c’était par ses actes à elle. Malgré les manières impérieuses du bourgeois, elle l’intimidait un peu, cela se voyait. Toutefois, elle ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, répondant au désespoir muet du jeune homme par un regard ferme et calme. Peut-être voulait-elle lui faire passer un message, mais si tel était le cas, elle se montrait trop subtile pour qu’il la comprît.

En ressortant dans le froid, il entreprit de descendre la pente mais s’immobilisa au bout de quelques mètres, l’oreille tendue. Pas un bruit ne s’élevait de la scierie. Après un instant d’hésitation, il quitta la bande chauffante glissante puis traversa au pas de course les prés immaculés en direction du bosquet le plus proche, où la neige s’était amassée, poussée par le vent. Dik bondit dans la poudreuse pour aller se cacher derrière le large tronc d’un sapin.

L’attente ne dura que quelques minutes. Moylita et le bourgeois ne tardèrent pas à sortir puis à descendre ensemble la bande chauffante menant au village. La romancière ouvrait la marche, la tête basse, mais son attitude ne trahissait par ailleurs nulle soumission. Il se pouvait qu’elle regardât juste où elle mettait les pieds sur la surface de métal poli. La sculpture offerte par Dik était coincée sous son bras.

 

Le jeune homme passa le reste de la journée caché dans sa chambre de la caserne, à attendre ce qui lui apparaissait comme son inévitable convocation à l’hôtel du civisme. Toutefois, rien dans la vie ne devait être inévitable, car il n’y eut pas de convocation. Lorsque la nuit tomba, l’incertitude avait plongé Dik dans une terreur que ne lui eût valu aucune punition, puisqu’une punition eût au moins représenté une certaine forme de conclusion.

L’histoire qu’il n’avait pu lire – la sienne, celle que Moylita avait écrite à son intention – semblait pour des raisons qu’il ne comprenait pas encore très bien aussi explosive potentiellement qu’une mine ennemie extraplate. L’écrivaine l’en avait averti, et la réaction du bourgeois le confirmait. Elle allait être accusée d’espionnage et de trahison puis emprisonnée, exilée ou fusillée.

Le même sort attendait peut-être Dik, mais cela lui paraissait nettement moins important.

La peur et l’inquiétude l’envoyèrent dans les rues du village sitôt le repas du soir terminé. Il n’avait pratiquement rien mangé, plongé dans un silence morbide au milieu des rires et des braillements de ses camarades.

Quoique la nuit fût claire, un vent violent s’était levé, balayant la poudreuse qui couvrait toitures et appuis de fenêtres pour lui en piquer le visage. Dik parcourut toute la rue principale dans l’espoir d’apercevoir Moylita ou le moindre indice relatif à l’endroit où elle se trouvait, mais le village était désert, obscur, éclairé par les seules lampes brillant derrière de hautes fenêtres, sous des pignons ornementés. Comme il s’en retournait d’un pas lent, il s’immobilisa devant l’hôtel du civisme. Là, il y avait de la lumière – lignes horizontales brillantes entre les lames des persiennes de bois. Sans vraiment penser aux conséquences de ses actes, Dik grimpa le perron jusqu’aux portes principales du bâtiment et pénétra dans un long vestibule, éclairé par trois gigantesques chandeliers. L’imposant corridor semblait onduler dans la chaleur émanant des gros radiateurs à eau disposés de toutes parts. À son extrémité, face à l’arrivant, attendaient deux autres portes en bois et en verre dépoli épais, gravé de motifs complexes de feuilles et d’arabesques. Un caporal des Patrouilles frontalières, un rouquin inconnu de Dik, montait la garde devant les battants.

« Alors soldat, qu’est-ce qui vous amène ?

— Je cherche Moylita Kaine, mon caporal. »

Vérité pure et simple.

« Qui est-ce ? De quel régiment faites-vous partie ?

— Peloton K, mon caporal.

— Je ne vous ai jamais vu. Vous n’avez aucun droit de venir ici. Il n’y a que les bourgeois. Retournez à la caserne, ou je vous mets aux arrêts.

— Alors je veux voir les bourgeois. Clerk Tradayn m’a convoqué.

— Les bourgeois tiennent conseil. Ils n’ont convoqué personne. Donnez-moi votre nom et votre matricule, soldat. »

Dik fixa le caporal sans mot dire, redoutant la maigre autorité du gradé : dans des circonstances normales, elle eût été proche du néant, mais l’homme arborait le ruban orné de l’éclair diplomatique conférant un pouvoir inconnu. Toujours anxieux du sort de Moylita, son subordonné battit en retraite : il ne voulait pas se laisser retarder ou occuper par quelqu’un qui ne savait sans doute rien.

L’ouragan glacé balayant la rue lui coupa le souffle. Il ferma ses oreilles et son esprit aux ordres lancés dans son dos, persuadé que le caporal allait le poursuivre, mais les cris du gradé s’étouffèrent sitôt les doubles portes retombées. Dik s’enfuit en courant, glissa sur le sol gelé au coin du bâtiment.

Il s’engagea sur la place minuscule où, de jour, les paysans de la région descendus des collines adressaient leurs doléances aux bourgeois ; où, avant-guerre, se déroulait chaque semaine le marché aux bestiaux. Des enclos y étaient délimités, réservés aux animaux de la dîme le temps que fussent exposées les plaintes. Dik sauta par-dessus deux des barrières en métal avant de s’immobiliser, l’oreille tendue. Pas un bruit de poursuite.

Il leva les yeux vers les volets de l’hôtel du civisme derrière lesquels s’étendait la salle du conseil, puis il grimpa sur une grille et s’avança maladroitement jusqu’à s’appuyer des deux mains contre les briques encroûtées de glace de l’édifice. Là, se haussant le plus possible, il s’efforça de regarder dans la salle du conseil. Les volets extérieurs aux planches ornées de découpes ne constituaient pas un réel obstacle, mais les persiennes intérieures fermées limitaient son champ de vision à un petit coin de plafond, surchargé de moulures en plâtre et de tableaux religieux d’un pastel délicat.

Des voix indistinctes lui parvenaient. Après plusieurs tentatives infructueuses pour voir ce qui se passait, Dik s’aperçut qu’il était possible de faire pivoter le volet extérieur. Il pressa l’oreille contre la vitre froide.

Une voix de femme, la voix de Moylita, l’atteignit aussitôt, rapide et forte, rendue aiguë par la peur ou la colère. Un homme lança quelque chose d’incompréhensible, à quoi la romancière riposta :

« Vous êtes parfaitement au courant de l’utilisation des gaz sensitifs ! Pourquoi refusez-vous de l’admettre ? »

Il y eut des protestations, elle reprit la parole, puis un bourgeois intervint :

« … nous avons découvert qui sont vos amis.

— Les soldats ont le droit de savoir ! » lança-t-elle.

Mais aussi :

« … rendra fous la plupart d’entre eux ! C’est illégal, vous ne pouvez pas le nier ! Ce ne sont que des gamins ! Ils sortent tout juste de l’école ! »

La salle du conseil était en ébullition. Une série de coups violents retentit, puis le choc du bois frappant lourdement le bois. Moylita se mit à hurler.

Ce fut alors que le caporal trouva Dik.

Arraché de son perchoir précaire contre l’appui de la fenêtre, il tomba dans la congère amassée au pied du mur en se débattant et en ruant de toutes ses forces. Le gradé le frappa à la tête jusqu’à ce qu’il cessât de gigoter, le traîna à l’écart puis l’emmena dans une salle de garde non chauffée, à l’entrée de l’hôtel du civisme, afin de lui infliger une deuxième raclée. Administrée hors de vue des passants potentiels, elle s’avéra aussi douloureuse qu’efficace. Deux sergents de section arrivèrent un peu plus tard, à temps pour se joindre à la fête.

Le ciel s’était couvert et le vent de plus en plus fort apportait un véritable blizzard, lorsque ses trois supérieurs tramèrent Dik dans les rues jusqu’à la caserne. Les bourrasques chargées de flocons épais, étouffants, s’installaient pour une nuit de tempête, accumulant de nouvelles congères contre les murs et les barrières du village.

 

Meurtri et malheureux, la tête, l’estomac, l’aine, les jambes, la poitrine endoloris, Dik passa le reste de la nuit et le lendemain tout entier enfermé dans sa chambre. On lui donna de l’eau mais pas de nourriture, on lui coupa le chauffage, et quand il voulut lire un de ses nombreux livres, la lumière s’éteignit brusquement.

Les sujets de réflexion ne lui manquaient pas, tous ou presque centrés sur Moylita, laquelle subissait dans son imagination divers coups du sort tellement horribles qu’ils étaient difficiles à jauger. Pour le reste, il s’interrogeait sans fin sur la courte nouvelle qu’il avait tenue entre les mains un instant sans la lire. L’auteur ne lui en avait dit qu’une chose : elle parlait d’un soldat qui devenait poète. La réaction du bourgeois après l’avoir parcourue donnait à penser que ce n’était pas tout, loin de là. Il ne fallait pas non plus oublier les quelques phrases qu’il avait déchiffrées à voix haute – gaz sensitifs, distorsions de la perception, disparition de la fiabilité –, ni les éclats de la violente dispute déclenchée plus tard dans la salle du conseil : droit de savoir, illégalité des gaz, folie.

Moylita avait écrit ce texte pour Dik exclusivement. Elle n’avait pas parlé du décor, juste mentionné le poète. En ce qui la concernait, tel était le véritable énoncé de l’histoire ; il devait donc en aller de même pour lui.

Il n’avait pas évoqué devant elle ses propres aspirations littéraires, les tas de poésie non éditée qui attendaient chez lui au fond d’un placard, les nombreuses esquisses d’intrigues incomplètes. Avait-elle deviné tout cela d’une manière ou d’une autre ?

Elle avait interprété son roman au bénéfice du jeune homme, sentant peut-être – à raison – qu’il y associait sa propre existence. Avait-elle désiré que la nouvelle fût pour lui d’une importance comparable ?

Il n’en savait rien. La part de lui autrefois poète avait été extirpée de son être, massacrée par l’entraînement militaire. Les longues semaines brutales au camp de base avaient porté leurs fruits : l’échec inoubliable des vers esquissés au village. Le garçon studieux, sensible, qui ne s’était jamais fait beaucoup d’amis se trouvait maintenant bien loin, derrière le mur érigé lorsque Dik s’était à contrecœur porté volontaire.

Son précieux exemplaire de L’Affirmation était en sécurité dans sa chambre. Il s’attendait presque à ce qu’on s’en emparât, mais de toute évidence, aucun de ses supérieurs ne comprenait ce que le roman représentait pour lui. Lorsque le jour se leva, après s’être assuré que personne ne le surveillait, Dik s’assit par terre, le dos contre la porte, pour en lire un long passage. Celui qui l’avait toujours le plus intrigué : les cinq derniers chapitres.

Dans cette portion de l’histoire, Orfé avait enfin échappé aux machinations d’Emerden et autres personnages secondaires. Libre de se lancer à la recherche de Hilde, il entreprenait un voyage qui l’entraînait non seulement à travers les paysages exotiques de l’Archipel du Rêve mais aussi dans une exploration intérieure. Bouleversante ironie, mieux Orfé comprenait les événements ayant mené à son évasion et se comprenait lui-même, plus Hilde s’éloignait de lui.

C’était la première fois que Dik relisait le roman depuis que Moylita lui en avait parlé ; brusquement conscient de la symbolique du mur qui imprégnait le livre tout entier, il maudit le manque d’empathie qui l’avait empêché de la découvrir tout seul. Tandis qu’Orfé voguait d’île en île, suivant la piste d’indices obscurs semés derrière elle par la fuyarde, il rencontrait une série d’obstacles. Les images évoquées par l’auteur, les répliques du héros, les mots employés, tout reflétait le fait que Hilde s’était réfugiée derrière un mur bâti par Orfé en personne. Jusqu’au lieu choisi pour la fin de la quête – l’île de Prachous, c’est-à-dire en patois de l’Archipel « l’île clôturée » – qui correspondait au thème.

Ultime ironie, le mur abritant Hilde était celui-là même construit par son amant pour éloigner d’autrui la jeune femme, idée dont la résonance nouvelle fit verser à Dik quelques larmes silencieuses. Son lui plus jeune s’étira depuis le passé et le toucha brièvement, lui rappelant sa sensibilité d’autrefois, sa manière perdue d’être et de sentir.

Dans son dos, derrière la porte verrouillée, des pieds bottés parcouraient d’un pas lourd le corridor dénudé de la caserne.

Sa lecture lui apporta une certaine satisfaction artistique, mais ses pensées retournèrent bientôt à la nouvelle perdue. Moylita avait tenté de lui dire quelque chose dans cette histoire. En savait-il assez pour imaginer de quoi il s’agissait ?

Affirmation/négation : des opposés. Un mur entre les deux ?

Orfé n’escaladait pas son propre mur lorsque l’occasion s’en présentait ; par la suite, il était trop tard. Dans la nouvelle, le soldat escaladait le mur puis devenait poète. Au début du roman, Orfé était un oisif romantique, un dilettante, un sybarite ; ses échecs faisaient de lui un ascète obsédé par ses buts et guidé par ses principes. Qu’en était-il dans la nouvelle ?

Dik ne la comprenait toujours pas, mais s’y essayait de toutes ses forces. Il commençait à deviner ce que Moylita Kaine avait peut-être attendu de lui.

 

À la frontière, dans les montagnes, on ne pouvait mieux punir un manquement à la discipline qu’en envoyant le coupable patrouiller sur le mur. Dik ne fut donc pas surpris d’être réintégré dans ses fonctions habituelles. Il ne revit pas le caporal roux, et nul ne lui dit un mot des événements des deux jours précédents. Au milieu de l’après-midi du troisième, il faisait les cent pas sur un tronçon bien précis du mur, dominant la région qu’il était censé protéger. Un froid mordant régnait. Le jeune homme, les yeux plissés dans le soleil éclatant, ôtait parfois ses lunettes de ski pour briser la glace qui se formait sur les verres teintés ; parfois aussi, il faisait jouer le mécanisme de culasse de son fusil afin d’éviter qu’il s’enrayât.

En grimpant vers la frontière, ce matin-là, il avait vu un moment la scierie depuis les pentes extérieures au village. Nulle lumière n’y brillait, et la neige vierge alentour révélait qu’on avait débranché voire retiré la bande chauffante.

Durant l’absence de Dik, les défenses de la frontière avaient subi divers changements. De nouveaux projecteurs avaient été installés près de la plupart des postes de garde et d’énormes rouleaux de câbles électriques posés juste au pied du mur. Qui plus était, d’immenses silhouettes bulbeuses en métal avaient fait leur apparition, à demi ensevelies dans la neige, au bord de la bande chauffante. Il en sortait des arrangements compliqués de becs et de gros tuyaux, ces derniers traversant la bande puis montant jusqu’au parapet. Malgré les nombreuses pancartes d’avertissement, ornées de strictes injonctions selon lesquelles seuls des techniciens qualifiés avaient le droit de s’en approcher, Dik trébucha à maintes reprises sur les conduits avant d’apprendre à ouvrir l’œil pour les repérer.

Au crépuscule, une courte pause lui ayant été accordée, il but à petites gorgées une soupe brûlante et épicée dans un des postes de garde. Toutefois, à la tombée de la longue nuit, il avait regagné son secteur, qu’il arpentait plongé dans une détresse engourdie, s’efforçant de compter les minutes qui le séparaient de la fin de la corvée.

Les factions nocturnes étaient particulièrement éprouvantes pour les nerfs, car la plupart du temps, on se trouvait alors totalement seul face à l’alliance hostile de l’obscurité, du froid et des bruits inexplicables. Des renforts attendaient dans des cantonnements avancés, non loin de là, mais en cas d’attaque, les patrouilleurs soutenaient le plus fort de l’assaut quelques minutes durant. Cette nuit-là, les projecteurs n’avaient pas été allumés de l’autre côté, de sorte que Dik distinguait tout juste la masse du mur qui le dominait. Il ne voyait vraiment que la bande chauffante découpée sur la neige blanche et les sinistres citernes à demi ensevelies.

Chaque fois qu’il dépassait le poste de garde, il vérifiait l’état d’alerte. Chaque fois, il s’entendait avec soulagement affirmer qu’on avait détecté peu d’activité fédérée.

Il se demandait comme d’habitude où était l’ennemi, ce qu’il faisait ou tramait tout près de là. Y avait-il de l’autre côté du parapet un soldat dans son genre pour aller et venir en tapant des pieds, obsédé par la pensée du temps qui restait avant la fin du tour de garde ?

Ici, en ce lieu où se rencontraient deux pays, où se heurtaient deux idéologies politiques et économiques, Dik était physiquement plus proche de l’ennemi que n’importe qui d’autre ou presque. S’il se produisait une invasion voire une simple escarmouche, il serait le premier obligé de se battre voire de mourir. Pourtant, la frontière l’unissait à ceux d’en face : ils obéissaient aux mêmes ordres, souffraient des mêmes peurs, subissaient les mêmes privations, la même fatigue que lui ; sans doute aussi défendaient-ils leur pays pour soutenir un système qui leur était étranger, comme les bourgeois et leurs dîmes l’étaient à Dik.

Il fit une fois de plus jouer le mécanisme de culasse afin de le libérer. Les gémissements du vent s’interrompirent brièvement, accalmie durant laquelle le jeune homme entendit de l’autre côté du mur jouer un mécanisme de culasse. Ce genre de choses arrivait souvent quand on patrouillait à la frontière : c’était à la fois alarmant et perversement réconfortant.

Le roman de Moylita, emporté malgré les ordres, pesait dans la poche de Dik. Son retour aux patrouilles ne prouvait pas qu’il était lavé de tout soupçon ; ses affaires seraient sans doute fouillées, et la pensée de perdre son précieux exemplaire lui était insupportable. De toute manière, après les événements des deux derniers jours, garder le livre sur lui était le moins qu’il pouvait faire pour Moylita. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était advenu d’elle, mais c’était sans le moindre doute déplaisant, et il n’avait qu’une manière de rester en accord avec les idéaux de la romancière : ne pas se séparer de l’ouvrage. Elle lui avait parlé par symboles ; en réponse, il était prêt à agir par symboles.

Car le faire en réalité était impensable, même s’il avait enfin compris ce qu’elle attendait de lui.

Il leva les yeux vers la masse immense du mur. Sinistre, nullement symbolique, impossible à escalader. Piégé aussi : de ce côté-ci, c’était une certitude ; de l’autre également ou presque. Les deux camps avaient posé des mines extraplates. Les fils de fer et barrières, électrifiés, réagissaient dès qu’on les touchait. Il suffisait de lever la main au-dessus du parapet pour déclencher une fusillade ennemie nourrie dirigée par radar. Depuis moins de deux ans, depuis que la guerre avait commencé, d’innombrables rumeurs circulaient déjà sur les duels à la grenade déclenchés par le seul bruit de la neige glissant sur les pentes.

Dik poursuivit sa ronde, évoquant la rancune momentanée soulevée en lui par l’interprétation de L’Affirmation. On en revenait au même point. C’était bien beau de couvrir de symboles les pages d’une fiction. Ça n’avait rien à voir avec le fait de se trouver là, au pied du mur – vulnérable, prisonnier d’une tempête hivernale, face à la sinistre réalité de la guerre. Dans la négation des idéaux selon Moylita, un homme pouvait escalader un mur pour trouver sa destinée de poète. Dik avait lui aussi un sens aigu de la destinée, mais se jeter – véritable suicide – dans l’inconnu n’en faisait pas partie. Il était capable de sa propre négation.

La voix de la romancière dans la salle du conseil lui revint à l’esprit. En écrivant la nouvelle, elle avait pris un risque qu’elle avait de toute évidence payé. Le jeune homme, retrouvant sa morale et son sens des responsabilités, envisagea une nouvelle fois d’escalader le mur.

La portion qu’il parcourait était très élevée, mais un peu plus loin se trouvaient des escaliers de tir – qui servaient parfois.

Brusquement conscient d’un sifflement tout proche, il se figea. Puis s’accroupit, prêt à tirer, scrutant la nuit. De très loin, des profondeurs de la vallée, s’éleva un son fragile, aigu, distordu par le vent, la distance et les murailles montagneuses enneigées : le train, entré en gare, donnait du sifflet.

Dik se redressa, soulagé par la familiarité du bruit.

Il se remit en marche, secouant la culasse de son arme. De l’autre côté du mur, quelqu’un l’imita.

Le sifflement persistait.

Une heure s’écoula encore. La fin du tour de garde approchait lorsqu’une silhouette apparut devant Dik sur la bande chauffante. Gelé jusqu’aux os, il s’immobilisa, attendant avec reconnaissance que son collègue le rejoignît. Alors que le soldat s’avançait, cependant, Dik vit qu’il levait les mains, le fusil brandi.

Il finit par s’arrêter et par crier avec un accent étranger :

« S’il vous plaît, pas tirer ! Je renonce, je veux rendre moi ! »

C’était un très jeune homme. Les manches et les jambes de ses vêtements protecteurs avaient été arrachées, réduites en lambeaux par les fils de fer aiguisés. Dik le contemplait, muet de stupeur.

Ils se tenaient près d’une des citernes, dans le sifflement du gaz qui dominait le bruit du vent.

Les bourrasques glacées mordaient cruellement Dik par les trous de sa tunique et de son pantalon. Quand un projecteur s’alluma, haut sur le mur, il découvrit sous son genou une énorme tache de sang. Relevant les yeux vers le jeune soldat stupéfait qui lui faisait face, il répéta, beaucoup plus fort :

« S’il vous plaît, ne tirez pas. Je me rends. »

Ils se tenaient près d’une des citernes, dans le sifflement du gaz qui dominait le bruit du vent.

« Voilà… mon fusil, lança l’ennemi.

— Prenez mon fusil », lança Dik.

Comme il tendait son arme, l’autre lui remit la sienne avant de relever les mains.

« Froid », lâcha-t-il.

Ses lunettes étaient couvertes de glace. Dik ne voyait pas son visage, malgré la lumière brillante du projecteur.

« Par ici », dit-il, agitant le canon du fusil récupéré en direction du poste de garde lointain.

« Par-là », dit l’ennemi, montrant de son arme le poste de garde.

Ils s’avancèrent lentement dans le vent et la neige. Dik contemplait le crâne casqué de l’ennemi avec envie et admiration.

L'Archipel du Rêve
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